Pierre Valdo

La voie parfaite

Pierre Valdo
- Allons, prends cette saucière, et fais attention de ne rien renverser; tu suivras le paon. Le petit marmiton saisit avec précaution un superbe bol d'argent ciselé, rempli d'une sauce exquise, qui fleurait le romarin, la menthe, le safran et autres étranges épices qu'on employait au moyen age. Un grand valet, empoigna à son tour un lourd plat d'argent sur lequel trônait un paon magnifique. Apres, l'avoir rôti a la broche, au-dessus du feu de bois, on lui avait remis artistement la tête, les plumes, et même la queue fièrement déployée en éventail.
Suivant l'opulente volaille, le marmiton et sa saucière arrivent dans la salle du festin. Une trentaine de convives chantent et rient joyeusement autour de la table somptueusement servie. Il y a là, réunis, les plus riches marchands de Lyon. Leurs vaisseaux sillonnent les mers et vont chercher, jusqu'en Orient, les marchandises précieuses: étoffes de soie, armes damasquinées, épices rares. Ils sont vêtus de robes de lin, et leurs manteaux brodés d'or sont retenus par des agrafes où brillent les pierres précieuses. Au haut bout de la table, siège le maître de la maison, un riche marchand: Pierre Valdo. Gai compagnon, hôte généreux il ne manque pas d'amis. Les mauvaises langues murmurent à son sujet qu'il s est enrichi par l'usure. Qu Importe, puisqu'on mange si bien chez lui !

- Goûtez-moi, mes amis, ce vin vieux colore comme un rubis ! Allons, valets, ne laissez pas de hanaps 1 vides ! Les chants et les rires redoublent. Tout a coup, un bruit sourd... l'un des convives s'est écroulé comme une masse: il gît à terre, sans mouvement.
- Messire, messire, qu'avez-vous?

Mais on a beau s'empresser autour de lui, les soins ne servent à rien. Le gai compagnon qui tout a l'heure chantait, est mort!

La nuit est venue, Pierre Valdo ne peut dormir. Il pense sans cesse a cette mort si soudaine et une question le harcèle, a laquelle il ne peut se dérober ni trouver de réponse: si je mourais soudainement, où irait mon âme ? Où irait mon âme ? ...

Enfin, cette longue nuit d'angoisse est finie. Il faut, avec le jour, reprendre sa vie si remplie. Mais jamais il n'oubliera cette longue insomnie, il a maintenant en lui comme une terreur de Dieu.

C'est dimanche; la nuit va tomber, Pierre Valdo se hâte. Il n'est pas prudent, quand on porte une cotte bordée d'hermine et qu'on a la bourse bien garnie, de longer seul les rues étroites, tortueuses et obscures. Il a hâte d'être a l'abri chez lui, a la garde de ses lourdes portes de chêne. Mais qu'est-ce donc que cette voix qui chante? Sans doute un troubadour! On entend, en accompagnement, les sons un peu grêles de sa vielle. Il court, il ne peut résister au désir d'entendre au moins la fin de la chanson:

... « Son âme, sauvée, est auprès du Seigneur: Son corps repose à Rome en grand honneur. »

Sauvée ! Son âme est sauvée ! pense Pierre Valdo. Je voudrais bien savoir comment s'y prit cet homme pour sauver son âme !...
- Ecoute, troubadour, si tu veux bon gîte et bonne table, viens chez moi, tu seras bien reçu.

Dans la grande salle de la riche maison Valdo, le troubadour chante, pour la troisième fois, la « Complainte de saint Alexis». Il conte comment le saint, le soir même de ses noces, quitta sa jeune femme, ses parents, son palais splendide pour partir en pèlerinage en terre Sainte. Il en est revenu si épuise, si déguenillé, que personne, chez lui, ne l'a reconnu. On lui a donné un peu de nourriture, comme a un mendiant, et il est allé manger sous l'escalier. C'est la qu'on l'a retrouvé le lendemain matin, mort d'épuisement. On le reconnut alors, mais il était trop tard :

« Son âme, sauvée, est auprès du Seigneur, son corps repose à Rome en grand honneur. »

Pierre Valdo réfléchit: « Pour être sauvé, me faudrait-il imiter saint Alexis, tout quitter et partir? Il pense à tout ce qu'il faudrait abandonner: sa femme, ses deux filles si aimantes, si douces, son commerce, ses maisons, ses terres, sa position d'homme riche et honoré. Quelle lutte dans sa conscience qui voudrait trouver la paix!
Mais le prix lui semble trop grand! Toute la nuit il réfléchit, il hésite, enfin il décide d'aller consulter un docteur en théologie, un savant prêtre, qui doit connaître, lui, le chemin du Salut. Le prêtre reçut fort aimablement le riche pénitent.
- Ce qu'il faut faire pour être sauvé? C'est bien simple! Fais une riche donation aux églises et aux monastères.
- Cela n'effacera pas mes péchés!
- Fais pénitence, jeûne, porte un cilice, fais souffrir ton corps.
- Mon âme trouvera-t-elle ainsi la paix ?
- Pars pour un long pèlerinage !
- Trouverai-je le salut au bout du voyage?
- Eh bien! Quitte tout et fais-toi moine, entre dans un couvent!
- Mais serai-je sûr, alors, d'aller au ciel? Je voudrais tant trouver la voie parfaite ! .
- Tu veux être parfait? Ecoute alors ce que dit l'Evangile. Le vieux prêtre se lève, s'approche d'un grand lutrin de chêne sur lequel repose une énorme Bible.
Il tourne lentement les pages épaisses, écrites à la main et ornées de précieuses enluminures.

- Voici, dit-il enfin, c'est ici, dans l'Evangile selon saint Matthieu; écoute la Parole que Notre Seigneur adressa au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, après cela, viens et suis-moi.
Cette parole de la Bible est comme un trait de lumière dans la conscience tourmentée de Valdo: il lui semble avoir entendu la voix même de Dieu. Il suivra le Christ coûte que coûte, il obéira.


Notes

1 Vases à boire usités pendant le moyen age.
2 Pierre Valdo et l'origine des Vaudois