MASSACRE DES VAUDOIS.


CHAPITRE XXIII.

CRUAUTÉS INOUÏES COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES

Expulsion des Vaudois de la plaine de Luserne. - L'armée piémontaise aux: Vallées. - Massacre des Vaudois. - Défense héroïque de Janavel. - Les Vaudois sous les armes. - Trêve. - Ambassade des Cantons évangéliques de la Suisse. Démarches de la Grande-Bretagne et des autres puissances protestantes. Collectes. - Conférences de Pignerol. - Médiation de la France. - Signature du traité.


Le calme avait succédé au vent d'orage. Les événements, semblait-il, n'avaient pas servi les intentions du conseil pour l'extirpation des hérétiques; aussi les Vaudois, au sein de leurs Vallées, se complaisaient déjà dans l'espérance d'un meilleur avenir et se hâtaient de solliciter l'enregistrement, au sénat, des quatre décrets par lesquels, en 1653 et 1654, le duc avait confirmé leurs privilèges. Mais, qu'ils étaient loin d'entrevoir la vérité et de soupçonner l'épouvantable catastrophe qu'on leur préparait. Car, tandis que sous divers prétextes on écartait leurs demandes, ou que l'on tardait de s'en occuper, les agents de Rome à la cour de Turin, d'accord avec les principaux personnages du gouvernement, ourdissaient dans l'ombre de nouvelles trames, dignes dès puissances ténébreuses qui les inspiraient. La conception du plan à suivre ne les arrêta pas longtemps; on reprit un ancien projet, déjà mentionné, en 1650, dans un manifeste de l'auditeur Gastaldo, et tendant au refoulement violent des Vaudois dans de plus étroites limites, comme aussi à une oppression croissante.

En conséquence de ces délibérations et muni de nouveaux pouvoirs, le docteur en droit Gastaldo, auditeur à la chambre des comptes, conservateur général de la sainte foi, chargé d'assurer l'observation des ordres publiés contre la prétendue religion réformée des, vallées de Luserne, de Pérouse et de Saint-Martin, délégué spécialement à cet effet par son altesse royale, s'étant transporté à Luserne, y publia, le 25 janvier 1655, l'ordre cruel qui suit :

« Il est enjoint et commandé à tous les particuliers, chefs de famille, de la prétendue religion réformée, de quelque état et condition qu'ils soient, sans aucune exception, habitants et propriétaires des lieux et territoires de Luserne, Lusernette, Saint-Jean, la Tour, Bubbiana, Fenil, Campillon, Briquéras et Saint-Second (1), de s'éloigner desdits lieux et territoires, et de les abandonner avec toutes leurs familles, dans l'espace de trois jours, dès la publication du présent édit, pour se transporter dans les localités et dans l'intérieur des limites que son altesse royale tolère, selon son bon plaisir, et qui sont : Bobbi, Villar, Angrogne, Rora et le quartier des Bonnets. Les contrevenants, qui seront trouvés hors desdites limites, encourront la peine de la mort et de la confiscation de tous leurs biens, à moins que, dans les vingt jours suivants, ils ne fassent conster devant nous (Gastaldo) qu'ils se sont catholisés, ou qu'ils ont vendu leurs biens à des catholiques. »
Le manifeste renfermait un allégué étrange, incroyable : il y était dit que, ni son altesse, ni ses prédécesseurs n'avaient jamais eu la volonté d'assigner aux Vallées des limites plus étendues que celles que leur donnait le présent édit; que ces limites plus étendues que les Vaudois réclamaient étaient une usurpation que cette usurpation constituait un crime, et que ceux qui se l'étaient permise étaient passibles de châtiment (2).
L'ordre qui expulsait violemment, en trois jours, au cœur de l'hiver, des familles entières et par centaines, eût-il été fondé en droit et arraché au pouvoir par la conduite indigne des condamnés, n'en aurait pas moins été un ordre cruel.

Qu'on se représente, en effet, l'abattement des pères et des mères, contraints d'abandonner tout-à-coup, sans avertissement préalable, la demeure qu'ils avaient bâties ou reçue en héritage des auteurs de leurs jours, dans laquelle ils avaient élevé leurs enfants, soigné leurs récoltes, où ils vivaient heureux dans la crainte du Seigneur et sous le regard de sa face. Voyez-les maintenant s'interrogeant et se demandant : Où aller ? que devenir ? faut-il donc tout quitter, abandonner nos biens, nos foyers, renoncer à tant d'avantages terrestres? Un moyen leur restait d'éviter une si grande ruine. Par une compassion cruellement raffinée, Gastaldo le leur a indiqué, c'est l'apostasie. Fais-toi papiste, invoque la vierge et les saints, prosterne-toi devant les images taillées, assiste à la messe, adore l'hostie, confesse-toi au prêtre, puis fais-lui des présents, et tu conserveras ta maison, tes vergers, tes vignes et tes champs,.... au prix de ton âme immortelle. Si tous sont affermis, on peut espérer, sans doute, que la foi au Sauveur et l'attente des biens à venir obtiendront dans leurs cœurs la victoire sur l'amour des biens terrestres. Mais qui osera attendre de tous, ou seulement du plus grand nombre, autant de foi et de renoncement? Et les vieillards infirmes, et les malades et les nombreux petits enfants, que deviendront-ils? comment les transporter? sur quel point les diriger? dans quel des villages de leurs frères compatissants faudra-t-il demander pour eux et avec eux un refuge ? Oh ! cher lecteur, soyez témoin des angoisses, des embarras, des craintes et des pleurs de victimes dévouées aux plus grands maux par la cruauté papiste.
Voyez le temps horrible qu'il fait au-dehors; il neige sur les montagnes, mais dans le fond de la vallée les flocons se changent en pluie qui transperce tout. C'est cependant l'heure du départ... Le cruel Gastaldo l'a marquée. Ceux qui tarderont auront leurs biens confisqués et tomberont sous une sentence de mort. Quelle décision allez-vous prendre, hommes paisibles, qui soupirez après le repos? O victoire de la foi! l'amour de Dieu a triomphé dans leur cœur ils partent, emportant comme ils peuvent, ce qu'ils ont de plus précieux. Souvent même à la place d'objets d'une absolue nécessité, dont on aurait chargé le mulet rare serviteur des maisons aisées, on a fait monter sur son dos le débile octogénaire, le malade qu'on vient de sortir de son lit, ou des enfants incapables de marcher. Saintes familles, battues par l'orage, glacées de froid, marchant avec confiance au-devant d'un avenir incertain, nous vous contemplons avec vénération, nous vous suivons avec amour. Que le récit de vos souffrances transmette encore aujourd'hui, à vos descendants, l'exemple glorieux de votre foi et de vos sacrifices.

Le pasteur de la plupart de ces victimes, l'historien Jean Léger, ne peut, dans son récit, admirer assez la bonté de Dieu, qui ne permit pas que d'un aussi grand peuple (3) personne ne manquât à sa conscience. Tous préférèrent une perspective de misère et de souffrances de toute espèce à la paisible possession de leurs maisons et biens, achetée par l'abjuration. Ils avaient pris pour devise, s'écrie-t-il, ces paroles des livres saints qui rappellent le sacrifice d'Isaac:
En la montagne de l'Éternel, il y sera pourvu.

Les exilés furent reçus avec compassion par leurs frères des villages tolérés; on leur fit place auprès du foyer; on se serra pour les loger; la table fut dressée pour tous; on partagea avec eux le mets brûlant de farine de mais ou polenta, la châtaigne bouillie, le beurre et le lait. En leur honneur la coupe d'un vin vermeil circula de main en main, tandis qu'on écoutait leurs récits plaintifs.
Mais on ne s'en tint pas là. On essaya d'attendrir Gastaldo. On fit parvenir au duc une humble requête. Hélas! tout fut inutile. La requête fut rejetée; les députés revinrent consternés. La messe ou l'exil, leur avait-on répondu. Il n'y avait pas d'autre alternative.
Sans se laisser rebuter, les trois Vallées persévérèrent à présenter des mémoires en faveur de leurs frères persécutés. Ils frappèrent à toutes les portes. On nous a conservé leurs principales lettres à Madame royale, au duc et à l'homme de qui leur sort paraissait le plus dépendre, à cause de son influence et des pouvoirs qu'il avait reçus, nous voulons dire le marquis de Pianezza. Ils remontrèrent avec tout le respect possible que, de temps immémorial (4), ils avaient habité ces lieux dont on venait de les exiler; que la capitulation de 1561, qui avait refusé la liberté de prédication aux Vaudois dans la plupart des communes en question, leur avait cependant reconnu l'habitation; que celle-ci était constatée par des actes authentiques très-anciens ; qu'elle avait été constamment garantie dans les concessions postérieures; que leur expulsion des lieux de leur naissance et des communes de leurs ancêtres ne pouvait, par conséquent, s'effectuer sans déchirer les documents les plus précis et les plus respectables, ni sans léser un usage incontesté jusqu'alors. L'on était loin de s'entendre. L'accès au trône de leur souverain était même fermé aux Vaudois. Gastaldo le leur avait déclaré, et ils s'en étaient promptement assurés. Ni leurs requêtes ni leurs députations n'avaient été admises. On exigeait qu'ils demandassent grâce et qu'ils s'en remissent, pour les conditions, au bon plaisir de son altesse. C'était, en effet, le seul moyen de les amener à l'abjuration. Cependant, quoi qu'on fît, on ne put l'obtenir d'eux. Dans toutes leurs requêtes et dans toutes leurs promesses de soumission, ils réservaient constamment le maintien de leurs anciens privilèges et principalement celui de leur liberté de conscience. Et si ces vœux et réserves devaient être rejetés, ils suppliaient leur prince de les laisser sortir en paix de ses états...

Ces insistances et demandes irritaient le conseil. La situation, déjà bien critique, fut encore aggravée par des imprudences dont la calomnie sut tirer grand parti. Quelques expulsés de Bubbiana et des autres villages de la plaine de Luserne, ayant ouï que des pillards piémontais dévastaient leurs biens et pillaient leurs maisons, y étaient retournés pour s'assurer de la vérité et pour protéger leur propriété. Leurs anciens seigneurs et surtout le comte Christophe de Luserne, feignant des sentiments de bienveillance, les avaient encouragés à surveiller leurs demeures et à ne pas abandonner entièrement la culture de leurs terres, moyennant toutefois que leurs familles restassent éloignées : l'auditeur Gastaldo, ajoutait-on, n'y voyait aucun mal. Ces paroles étaient comme l'amorce que le pêcheur met à l'hameçon pour attirer et retenir le poisson vorace. Les Vaudois de Saint-Jean, de la Tour, de Luserne, de Bubbiana et autres lieux, trop occupés à protéger leurs biens sans maîtres, ne virent pas qu'ils donnaient à leurs ennemis une occasion de les accuser de transgresser l'édit du souverain, comme on ne manqua pas de le faire. On écrivit à la cour qu'ils résistaient, qu'ils persistaient dans leur obstination. On qualifia même leur imprudence de rébellion enragée.

Un meurtre commis sur la personne du prêtre de Fenil, l'une des communes d'où les Vaudois venaient d'être chassés, fut attribué aussitôt à la vengeance dés barbets. Les véritables auteurs de l'assassinat furent poursuivis bientôt par les parents du mort et jetés en prison. C'étaient le seigneur de Fenil, Ressan, préfet de justice de la province, l'un des plus ardents ennemis des Vaudois, son secrétaire Dagot et un bandit célèbre, nommé Berru. Néanmoins la renommée hâtive avait déjà rempli tout le Piémont de ce crime imputé aux barbets détestés, quand on soupçonna les vrais criminels. Le mal était produit, la calomnie avait atteint son but (5). Les Vaudois étaient, au jugement des Piémontais, non-seulement des hérétiques, ennemis de la vierge et des saints, mais encore des rebelles à leur prince et des assassins. Les châtiments qui leur seraient infligés par la justice vengeresse du souverain ne pourraient jamais être assez sévères.
Enfin, les persécuteurs des Vaudois avaient atteint leur but ; le conseil pour la propagation de la foi et l'extirpation des hérétiques avait, obtenu le consentement du duc, et de la famille ducale, ainsi que l'assentiment général. L'heure est donc venue de frapper le grand coup, d'extirper l'hérésie en un jour. Le marquis de Pianezza, l'âme du conseil, rassemble des troupes, tandis qu'il trompe et endort les députés des Vallées à Turin.

Toutes les troupes disponibles se préparent en secret pour l'expédition, ou y joint des compagnies bavaroises. L'armée française, à la demande de Charles-Emmanuel, fait passer les Alpes, couvertes de neige, à six régiments, ainsi qu'au régiment irlandais composé des papistes qui avaient fui devant Cromwell. On prétend même que les bandits, les repris de justice, et des gens sans aveu furent attirés, à dessein, à la suite de l'armée, avec promesse de grâce et de pillage, s'ils s'acquittaient bien de leur devoir.
Le marquis de Pianezza se jouant jusqu'au bout de la députation vaudoise, à qui il promettait depuis longtemps une audience qu'il remettait d'un jour à l'autre, l'assigna enfin au 17 avril 1655. Mais, tandis qu'elle heurtait à sa porte, à l'heure convenue, et qu'on répondait aux sieurs David Bianchi de Saint-Jean, et François Manchon de la vallée de Saint-Martin, qu'ils ne pouvaient pas encore parler à son excellence (6), le fourbe Pianezza, parti dans la nuit, entrait dans la vallée de Luserne à la tête d'une armée qui, le lendemain, ne comptait pas moins de quinze mille hommes, de l'aveu même des adversaires.

Saint-Jean et la Tour, abandonnés par les Vaudois depuis le manifeste de Gastaldo, furent occupés sans peine, ainsi que leurs anciennes demeures dans les villages de la plaine. Il est à peine besoin d'ajouter que tout fut saccagé. Les pauvres expulsés et leurs frères de Bobbi, du Villar, d'Angrogne, se tenaient tristement sur les collines, en lieux sûrs, d'où ils regardaient les troupes se disséminer dans la plaine et la ravager. Leurs sentinelles veillaient jour et nuit. L'intention agressive des papistes était trop évidente pour hésiter à se défendre. Les montagnards résolurent de vendre chèrement leur vie. Déjà, le 19 avril, ils furent rudement assaillis en plusieurs endroits, de Saint-Jean, de la Tour, d'Angrogne et des collines de Briquéras, tout à la fois. Quoique très-inférieurs en nombre, ils repoussèrent partout les troupes réglées. Le 20, les attaques furent renouvelées,, mais sans plus de succès.
Alors le marquis de Pianezza appela la ruse et la tromperie à son aide. Il réunit chez lui, au couvent de la Tour, le mercredi 21, de grand matin, les députés des communes du val Luserne, les calma, les rassura. Il fit comprendre, qu'il n'en voulait qu'aux opiniâtres qui résistaient aux ordres de Gastaldo; que, quant à tous les autres, ils n'auraient quoi que ce soit à craindre, pourvu que, en signe d'obéissance et de fidélité au prince, ils consentissent à recevoir et à loger, dans chacune de leurs communautés, pour deux ou trois jours, un régiment d'infanterie et deux compagnies de cavalerie. De douces paroles diminuèrent, dans l'esprit des députés, la première impression pénible que leur firent ces propositions. Un excellent dîner, servi somptueusement et offert avec aménité par le fourbe vice-président du conseil pour l'extirpation des hérétiques, acheva de les convaincre de la sincérité et de la bienveillance de ses intentions. De retour dans leurs communes, ils inspirèrent à leurs frères une confiance semblable, malgré les efforts de bien des hommes clairvoyants, du pasteur Léger en particulier.

Toute l'armée se mit donc en marche, le 22 avril, pour occuper les communes vaudoises. Les régiments prirent premièrement possession des grandes bourgades du Villar et de Bobbi, dans la plaine, ainsi que des hameaux inférieurs d'Angrogne. Ils s'emparèrent en même temps des principaux passages, et ne rencontrant aucun obstacle ils pénétrèrent, tant que le jour le leur permit, jusqu'aux hameaux des vallons les plus élevés. Au lieu de quelques régiments et de quelques escadrons, toute l'armée s'était logée et établie dans les habitations des crédules Vaudois. Leur foi à la parole d'autrui et leur respect pour leur souverain les perdirent. Il est triste de penser que des sentiments aussi honorables soient souvent devenus une cause de ruine.
L'empressement de quelques soldats à exécuter les ordres secrets avertit les Vaudois, déjà inquiets, de ce qu'ils avaient à craindre. Une troupe se hâtait de gravir les hauteurs au-dessus de la Tour pour pénétrer par là dans le quartier du Pradutour, citadelle naturelle d'Angrogne souvent mentionnée dans les persécutions précédentes en montant, ces forcenés mirent le feu à toutes les maisons, bien plus ils massacrèrent tous les malheureux qu'ils purent attraper. Le spectacle de ces flammes, l'ouïe de ces cris et des hurlements des infortunés qu'ils égorgeaient on poursuivaient, ne laissèrent plus aucun doute. L'avertissement : sauve qui pourra! la trahison est découverte! retentit d'une extrémité de la vallée à l'autre. Dans le vallon d'Angrogne, la plupart des hommes eurent encore le temps de se jeter dans les montagnes et de sauver une bonne partie de leurs familles, à la faveur des ténèbres. Ils se glissèrent par le versant opposé de la montagne, sur laquelle s'étagent leurs hameaux, jusque dans la portion de la vallée de Pérouse qui est terre de France et où ils se trouvèrent en sûreté. Les malades, les vieillards avaient dû rester; plusieurs femmes avec leurs enfants étaient demeurés auprès d'eux.

Les soldats, le jour de leur arrivée et le suivant, furent très-pacifiques. Ils ne paraissaient occupés que du soin de se rafraîchir. Ils usaient largement des provisions, entassées par les réfugiés de Saint-Jean, de Bubbiana et des autres bourgs de la plaine. Ils exhortaient ceux qui étaient entre leurs mains à rappeler les fugitifs, les assurant qu'ils ne recevraient aucun dommage, si bien qu'il y en eut d'assez crédules pour se rejeter dans les filets auxquels ils avaient échappé une première fois.
Les troupes se comportaient de la même manière dans les communes du Villar et de Bobbi et dans tous les hameaux occidentaux qu'elles occupaient. Mais, ni les pauvres habitants de ces lieux-là, ni les réfugiés qu'ils comptaient parmi eux, n'eurent autant de facilité que ceux d'Angrogne pour s'échapper. Ils n'avaient que deux issues pour se sauver en France, le col de la Croix et le col Giulian (Julian) qui débouche sur Prali, d'où l'on gagne celui d'Abries, tous couverts de neiges profondes, le premier gardé en outre par le fort de Mirebouc, ou Mirabouc, situé à moitié chemin du. passage, et les deux autres prodigieusement longs et difficiles, surtout encore au cœur de l'hiver dans ces contrées alpestres.
Les circonstances ne paraissant pas promettre un avenir plus favorable aux troupes du duc, et un retard pouvant éventer leur sinistre, projet, le samedi, 24 avril 1655, fut choisi pour l'exécution des ordres du conseil pour la propagation de la foi et pour l'extirpation des hérétiques.

O mon Dieu ! comment redire un si grand forfait? Caïn a versé une seconde fois le sang de son frère Abel! .....

« Le signal ayant été donné sur la colline de la Tour qu'on appelle le Castelus (ainsi s'exprime Léger, témoin de ces horreurs), presque toutes les innocentes créatures qui se trouvèrent en la puissance de ces cannibales se virent égorger comme de pauvres brebis à la boucherie; que dis-je ? elles ne furent point passées au fil de l'épée comme des ennemis vaincus auxquels on ne donne point de quartier, ni exécutées par les mains des bourreaux comme les plus infâmes de tous les criminels; car les massacres de cette façon n'eussent pas assez signalé le zèle de leur général, ni acquis suffisamment de mérites aux exécuteurs.
Des enfants, impitoyablement arrachés à la mamelle de leurs mères, étaient empoignés par les pieds, froissés et écrasés contre les rochers ou les murailles, sur lesquelles bien souvent leurs cervelles restaient plâtrées, et leurs corps jetés à la voirie. Ou bien un soldat, se saisissant d'une jambe de ces innocentes créatures, et un autre de l'autre, chacun tirant de son côté, ils le déchiraient misérablement par le milieu du corps, s'en entrejetaient les quartiers, ou parfois en battaient les mères, et puis les lançaient par la campagne.
Les malades ou les vieillards, tant hommes que femmes, étaient, ou brûlés dans leurs maisons, ou hachés (à la lettre) en pièces, ou liés tout nus en forme de peloton, la tête entre les jambes et précipités par les rochers, ou roulés par les montagnes. Aux pauvres filles ou femmes violées, on leur farcissait le ventre de cailloux, ou bien on les remplissait de poudre à laquelle on mettait le feu. D'autres malheureuses femmes ou filles ont été empalées, et dans cette effroyable posture, dressées toutes nues sur les grands chemins comme des croix. D'autres ont été diversement mutilées et ont eu surtout les mamelles coupées, que ces anthropophages ont fricassées et mangées.
Des hommes, les uns ont été hachés tout vifs, un membre après l'autre, ni plus ni moins que de la chair à la boucherie. D'autres ont été suspendus par les génitoires, d'autres écorchés vifs, etc. (7).

Tous les échos des Vallées rendaient des réponses si pitoyables aux cris lamentables des pauvres massacrés, et aux hurlements que l'extrême douleur leur arrachait, que vous eussiez dit que les rochers eux-mêmes étaient émus de pitié, tandis que les barbares exécuteurs de tant d'infamies et de cruautés restaient absolument insensibles.
Il est vrai que plusieurs de ces infâmes massacreurs, du Piémont, n'ayant pas d'enfant et voyant ces douces créatures, belles comme, de petits anges, en emportèrent un certain nombre dans leurs foyers. Il est vrai aussi que, soit dans l'espérance d'une rançon, soit pour d'autres motifs, ils épargnèrent quelques notables, tant hommes que femmes, dont plusieurs ont péri misérablement dans les prisons (8).

Après le massacre des Vaudois général, les soldats se mirent à la poursuite des fuyards qui, n'ayant pu passer la frontière, erraient dans les bois et sur les montagnes, ou qui languissaient, privés de feu et d'aliments, dans des masures écartées on dans les retraites des rochers. La mort sous les formes les plus horribles les poursuivait. Malheur à ceux qui étaient découverts et atteints. Quand les maisons des victimes eurent été saccagées, on se fit un jeu, disons mieux, un devoir de les réduire en flammes : villages, hameaux, temples, maisons isolées, granges, étables (9), bâtiments grands et petits, tout fut embrasé. La belle vallée de Luserne, à l'exception du Villar et de quelques demeures, réservées pour les massacreurs irlandais, qu'on pensait à y établir, toutes ces contrées, semblables jadis à la riche terre de Goscen, ne ressemblèrent bientôt plus qu'aux ardentes fournaises d'Égypte.
C'est bien alors, s'écrie Léger, que les fugitifs, tisons arrachés du feu, pouvaient crier à Dieu ces paroles du psaume LXXIX :

 

Les nations sont dans ton héritage:
Ton sacré temple a senti leur outrage
Jérusalem, ô Seigneur, est détruite,
Et par leur rage en masures réduite.
Ils ont donné les corps
De tes serviteurs morts
Aux oiseaux pour curée,
La chair de tes enfants
Aux animaux des champs
Pour être dévorée.
Autour des murs où l'on nous vint surprendre,
Nos tristes yeux ont vu leur sang répandre,
Comme de l'eau qu'on jette à l'aventure,
Sans que l'on pût leur donner sépulture, etc.

 

Nos larmes n'ont plus d'eau, écrivaient, de Pinache aux Cantons évangéliques de la Suisse, le 27 avril, des Vaudois fugitifs; elles sont de sang, elles n'obscurcissent pas seulement notre vue, elles suffoquent notre pauvre cœur ; notre main tremblante et notre cerveau hébété par les coups de massue qu'il vient de recevoir, étrangement troublé aussi par de nouvelles alarmes et par les attaques qui nous sont livrées, nous empêchent de vous écrire comme nous désirerions; mais nous vous prions de nous excuser et de recueillir, parmi nos sanglots, le sens de ce que nous voudrions dire. » (V. DIETERICI, die Valdenses; Berlin, 1831, p. 66.)

La cour de Turin, dans un manifeste, publié en français, en latin et en italien, a nié la plupart des faits énoncés plus haut. Les historiens catholiques romains ont accusé Léger d'exagération dans ses récits; on le comprend, le crime, une fois commis, cause même à ses auteurs ou à leurs amis une horreur involontaire. La conscience proteste; l'orgueil souffre des taches ineffaçables, faites à l'honneur des coupables, et l'on s'efforce de voiler, partant de nier la vérité. Mais le crime n'était pas de ceux qu'on peut cacher. Les victimes par centaines ont été vues gisantes, mutilées, déshonorées, sans sépulture, dans les champs et sur les chemins; leurs noms et le genre de leur mort ont été notés avec soin. Pourquoi des milliers de familles auraient-elles pris le deuil, si ce récit était ampoulé ? Pourquoi le commandant d'un régiment français, le sieur du Petitbourg, que le marquis de Pianezza dans son manifeste appelle un homme d'honneur, digne de foi, a-t-il donné sa démission après les événements de la vallée de Luserne, si ce n'est parce que, comme il l'a déclaré dans un acte authentique, il ne voulait plus assister à de si mauvaises actions?

« J'ai été témoin, dit-il, de plusieurs grandes violences et extrêmes cruautés, exercées par les bannis de Piémont et par les soldats, sur toute sorte d'âge, de sexe et de condition que j'ai vu massacrer, démembrer, pendre, brûler, violer, et de plusieurs effroyables incendies. Quand on amenait des prisonniers au marquis de Pianezza, je l'ai vu donner l'ordre de tout tuer parce que son altesse ne voulait point de gens de la religion dans toutes ses terres (10). »

Les yeux de l'Europe protestante se sont d'ailleurs assurés de la réalité de ces horreurs. Les ambassadeurs des Cantons évangéliques de la Suisse, des provinces unies de la Hollande et de l'Angleterre l'ont constatée et déclarée. Leurs dépêches, les lettres de leurs gouvernements et leurs démarches auprès du duc de Savoie en font foi, comme aussi l'histoire qu'a publiée l'envoyé extraordinaire du protecteur de la Grande-Bretagne, lord Morland, personnage distingué par toutes les qualités de l'esprit et du cœur, qui s'est rendu sur les lieux, sitôt après les massacres des Vaudois.

Table des matières

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(1) Il n'est fait mention, on le voit, que de la vallée de Luserne, sauf Saint-Second. C'est sur elle, comme la plus considérable, que portait tout l'effort du conseil de la foi.
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(2) Si le lecteur se rappelle ce que contient le chapitre VIII de cette histoire, il pourra juger du fondement de cette prétendue usurpation.
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(3) Quinze cents personnes au moins, et peut-être deux mille.
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(4) Léger fait aussi remarquer, que les Vaudois habitaient ces lieux, avant que la maison de Savoie possédât le Piémont.
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(5) Berru avait même osé déclarer qu'il avait été gagné par les pasteurs Léger et Michelin pour commettre ce meurtre. Mais dans les conférences, du mois d'août, tenues à Pignerol, en présence de l'ambassadeur de France et des députés suisses, Léger confondit ses calomniateurs, en, démontrant sa parfaite innocence, ainsi que celle de son collègue, et en offrant d'éclaircir l'affaire à Pignerol, terre de France, où l'on amènerait Berru lui-même qu'on venait de saisir aux Vallées. Les Piémontais papistes ne le voulurent pas, disant que c'était inutile, que Léger était pur de tout soupçon, etc., etc., qu'il fallait livrer Berru à ses juges ordinaires.
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(6) Ils auraient, sans doute, été arrêtés eux-mêmes peu après, si un seigneur, ami des Vaudois, ne leur avait dit à l'oreille : Le marquis est aux Vallées, sauvez-vous.
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(7) Les détails de ces horreurs sont racontés dans l'histoire de Léger, II ème partie, p. 116 à 139, après avoir été recueillis et consignés par main de notaire, sur les témoignages de témoins oculaires, interrogés dans toutes les Vallées par Léger, au retour de la paix.
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(8) L'impitoyable marquis de Luserne et d'Angrogne poussa la barbarie jusqu'à laisser dans les cachots, au milieu des prisonniers, les cadavres de ceux d'entre eux qui y mouraient. L'on peut se figurer ce que durent souffrir, en leur santé et dans leurs sentiments les plus intimes, des hommes s'attendant tous les jours à la mort, et contraints de respirer, de manger et de dormir durant les ardeurs de l'été à côté de cadavres en putréfaction, etc. (LÉGER, II ème part., p. 139.)
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(9) Sur chaque propriété un peu étendue et écartée, il y a grange et écurie.
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(10) Voir la déclaration authentique de ces horreurs donnée par M. du Petitbourg, commandant du régiment de Grancé, dans LÉGER, II ème part., p. 115.