CHAPITRE XIX.

LES VAUDOIS RENTRÉS SOUS LA DOMINATION DE LEUR PRINCE LÉGITIME SONT PERSÉCUTÉS AVEC LA DERNIÈRE RIGUEUR.

Retour des Vaudois sous la domination de Savoie. Emmanuel-Philibert, sollicité, publie un édit de persécution, en 1560. L'inquisition sévit dans la plaine. - Martyrs à Carignan, à Méane, à Barcelonnette. - Démarches des Vaudois. - Cruautés. - Commissaires du duc aux Vallées. - Les moines de l'Abbadie et leurs victimes. - Concession momentanée du duc. - Mission de Poussevin. - Dispute publique. - Dernières démarches. - Préparatifs de défense. - Le comte de la Trinité aux Vallées, avec une armée, recourt à la ruse, éloigne les notables. - Oppression croissante. - Alliance avec le val Cluson - Les Vaudois attaqués à réitérée fois, dans leur refuge du Pradutour, toujours vainqueurs. - Trêve. - Signature du traité de paix; base des relations futures des Vaudois avec leur souverain.


Après avoir été asservi à la France pendant vingt-trois ans, le Piémont fut rendu à son légitime souverain, le 3 avril 1559, par le traité de Catteau-Cambrésis, à l'exception de Turin et de trois villes fortes du voisinage avec leur territoire. Ainsi, les Vallées Vaudoises retournèrent sous la domination de la maison de Savoie. Le duc régnant Emmanuel-Philibert qui, en 1553, avait succédé à son père Charles III (auteur de la persécution de Bersour), était un prince justement apprécié, distingué autant par sa valeur que par des talents peu communs et par la sagesse de son administration. Il venait d'épouser Marguerite, soeur du roi de France. Cette princesse, instruite de l'excellence des principes évangéliques par ses illustres parentes, Marguerite reine de Navarre et Renée de France, fille de Louis XII, était bien disposée pour les réformés. Les Vaudois pouvaient donc espérer des jours tranquilles et la jouissance du culte de leurs pères.

Mais en faisant la paix, les princes contractants s'étaient promis réciproquement de combattre la réforme et de détruire cette hérésie. Le règne d'Emmanuel-Philibert ne devait donc se consolider que pour aboutir à la persécution religieuse. Déplorable et honteuse nécessité, si c'en était une!

Il est certain aussi, et le fait a été constaté dans le chapitre précédent, que la doctrine vaudoise qui n'était autre que celle de la réforme, s'était répandue de proche en proche en Piémont, pendant la domination française, et que, dans les Vallées surtout comme, à leurs abords, l'Église dite hérétique s'était fort accrue et avait remplacé son ancien système de dissimulation par une profession générale et publique. Les clameurs des zélés papistes, blessés dans leurs croyances, irrités des succès des amis de la Bible, les cris d'effroi des dévots, les lamentations incessantes des superstitieux partisans des images, le mécontentement de plusieurs seigneurs, inquiets des effets que pourraient avoir pour leurs revenus les changements de religion de leurs vassaux, pardessus tout enfin, les plaintes des prêtres dont la considération diminuait autant que leur prébende, accusaient auprès du gouvernement du jeune duc les braves Vaudois, et sous le masque de la religion et de la justice ne demandaient (lue vengeance. On peut croire que le jugement du prince lui conseillait une administration paisible et mesurée, et que le voeu de son coeur, éclaire par les douces représentations de son épouse, le portait à épargner des sujets inoffensifs. Mais ne connaissant pas par lui-même la piété qui est selon la vérité, élevé dans les erreurs de Rome, comment eût-il su et pu résister aux instances de l'inquisition, des prélats et du nonce papal, coalisés contre les Vaudois avec des seigneurs de la cour et avec les ambassadeurs de France, d'Espagne et de divers princes d'Italie.

Aux sollicitations de tant d'ennemis de l'Evangile, Emmanuel-Philibert , après une année de règne, publia donc le 15 de février 1560, à Nice, sa résidence (Turin étant toujours entre les mains des Français), un édit de persécution contre les Vaudois et les réformés de ses états. Il y était défendu à tout sujet de son Altesse d'aller entendre les prédicateurs non catholiques du val Luserne ou de tout autre lieu, sous peine de cent écus d'or d'amende, pour une première fois, et des galères perpétuelles pour la seconde. La moitié de l'amende était promise au dénonciateur. Bientôt après suivirent de nouvelles ordonnances plus sévères les unes que les autres, et entre autres, celle d'assister à la messe sous peine du bûcher. L'exécution des édits fut confiée à un prince du sang, Philippe de Savoie, comte de Raconis, cousin du duc, et à George Coste, comte de la Trinité. On leur adjoignit pour la procédure Thomas Jacomel, inquisiteur général, homme cruel et dissolu, le conseiller Corbis, en qui la violence n'avait pas éteint la sensibilité, comme il le prouva en résignant ses pouvoirs après avoir assisté à quelques scènes de barbarie, et le prévôt général de justice. ( Voir LÉGER,... Ii éme part., p. 34. - GILLES,... chap. XI, p. 72, 73. Voir le même auteur pour tout ce qui suit. )

C'est à Carignan qu'on commença à appliquer l'ordonnance de persécution; et d'abord sur un étranger, pour épouvanter les nombreux réformés que comptait cette ville opulente. Mathurin (1), c'était son nom, après avoir confessé sa croyance, devait, aux termes de l'édit, être brûlé, si dans trois jours il ne se rétractait pas et ne consentait pas à aller à la messe. Jeanne, sa fidèle femme, obtint de le voir, voulant, disait-elle, lui parler pour son bien. À peine introduite dans son cachot, semblable à la courageuse mère des Macchabées, elle exhorta son mari en présence des commissaires à persévérer dans la profession de sa foi pour le salut de sort âme, à ne s'inquiéter d'aucune chose de ce monde, non pas même de son supplice qui serait de peu de durée, ni de la laisser veuve et délaissée; car elle était résolue de, raccompagner à la mort, si telle, était la volonté de Dieu. Les menaces des commissaires ne purent l'ébranler ni elle ni son mari. Elle obtint même par ses sollicitations de subir sa peine le même jour et sur le même bûcher que son époux.

Les fidèles de Carignan et une infinité d'autres lieux, persécutés à outrance, s'enfuirent à Turin, alors terre de France, ou ailleurs. Leurs biens furent confisqués, mais ils sauvèrent leur vie, du moins pour le moment. Il est triste d'ajouter, mais la vérité l'exige, que plusieurs abjurèrent par crainte de la mort et pour conserver leur fortune à leurs enfants.

Les exécuteurs des vengeances romaines saccagèrent, dans le voisinage de Suse, les contrées de Méane et Mattis, peuplées de Vaudois, en condamnèrent les habitants aux galères, ou à d'autres peines, et en brûlèrent lentement, à petit feu, le digne ministre. La vallée de Barcelonnette, et d'autres, nouvellement soumises au duc, éprouvèrent de semblables traitements.

Insensiblement la persécution qui venait de sévir tout autour des Vallées, s'approchait de cette antique forteresse de la vérité évangélique. Le récit des dévastations, des confiscations, des arrestations, des sentences infamantes, des supplices et des abjurations, parvenait de toutes parts à ces hommes voués aux mêmes maux. Dans des conjonctures si critiques, les pasteurs et les principaux des Vallées se réunirent pour aviser aux moyens d'écarter le danger, s'il était possible. On implora, par d'ardentes et d'humbles prières, les directions de l'Esprit de Dieu et les effets de sa grâce toute-puissante. Puis l'on décida d'écrire au duc, à la duchesse et au conseil pour leur exposer l'état des affaires, ainsi que la justice de leur cause, et pour implorer la clémence d'un souverain qu'ils n'avaient jamais eu le dessein d'offenser.

Dans la lettre à leur prince, ils réclament de sa justice le droit reconnu à tout accusé, même à tout coupable, savoir celui d'être entendu avant que d'être condamné. Ils protestent ensuite solennellement de leur attachement à la vraie foi et à la religion pure et sans tache du Seigneur Jésus-Christ. Ils déclarent que la doctrine qu'ils suivent est celle des prophètes, des apôtres, du concile de Nicée et d'Athanase, qu'ils acceptent volontiers les décisions des quatre principaux conciles et les écrits des anciens pères de l'Église, dans tout ce en quoi ils ne s'éloignent point de l'analogie de la foi. Ils assurent qu'ils rendent de bon coeur l'obéissance due à leurs supérieurs et qu'ils cherchent la paix avec leurs voisins. Que, quant à leurs opinions, ils ne refusent pas de se laisser éclairer; que, loin de s'opposer à un concile libre, dans lequel toute question serait débattue et résolue par la Parole de Dieu, ils le désirent de tout leur coeur et qu'ils prient Dieu de disposer les princes à en accorder un. Ils supplient ensuite leur souverain de bien considérer que la religion qu'ils suivent n'est pas nouvelle comme quelques-uns voudraient le faire croire; mais que c'est la religion de leurs pères, de leurs aïeux, des aïeux de leurs aïeux, et de leurs prédécesseurs les saints martyrs, les confesseurs, les prophètes et les apôtres.ils font ensuite mention de leur confession de foi, disant qu'ils l'avaient proposée à l'examen des docteurs de toute université du monde chrétien, avec promesse de se départir de toute erreur qui s'y trouverait, si elle était démontrée par la Parole de Dieu; mais qu'on ne leur en avait signalé aucune. En conséquence, ils demandent d'être tolérés.

« Au nom du Seigneur Jésus, écrivent-ils, nous requérons que si, en nous, en notre religion, se trouve quelque erreur ou faute , elle nous soit démontrée; mais si nous avons la vérité pure et irrépréhensible, qu'elle nous soit laissée pure et entière. C'est chose certaine, sérénissime prince, que la Parole de Dieu ne périra point, mais durera éternellement. Si donc notre religion est la pure Parole de Dieu, comme nous en sommes persuadés, et non une invention humaine, il n'y aura aucune force humaine qui la puisse abolir. C'est ce que Gamaliel a dit pour la défense des apôtres, et chacun en reconnaît la vérité : Ne poursuivez plus ces gens-là, disait-il , mais laissez-les en repos; car, si ce dessein est un ouvrage des hommes, il se détruira de lui-même; mais s'il vient de Dieu, vous ne pouvez le détruire, et prenez garde qu'il ne se trouve que vous ayez fait la guerre à Dieu. » (Actes des Apôtres, chap. V, v. 38 et 39.)

Les courageux Vaudois rappelaient ensuite à leur prince, que l'on avait en vain essayé autrefois de détruire, par la persécution, la religion de leurs ancêtres; et ils le conjuraient de ne pas se joindre à ceux qui s'étaient souillés de sang innocent. Ils lui promettaient une entière fidélité et une parfaite soumission en tout ce qui ne porterait pas atteinte à leur foi, voulant rendre à César ce qui est à César, comme à Dieu ce qui est à Dieu.

« Et nous prierons de tout notre coeur, ajoutaient-ils, notre Dieu tout bon et tout puissant qu'il lui plaise de conserver votre Altesse en toute prospérité. »
La lettre était signée au nom des habitants des vallées de Luserne, Angrogne, Pérouse, Saint-Martin et d'autres innombrables habitants du pays de Piémont.

La lettre adressée à la duchesse était dans un style différent : elle ne renfermait pas d'apologie. On lui témoignait une grande confiance. On lui parlait comme à une protectrice et à une amie. On lui exposait les maux qu'avaient déjà soufferts les disciples de la Parole de Dieu, à Carignan et autres lieux , et les menaces terribles qu'on faisait à tous ceux qui ne consentiraient pas à se rendre à la messe. Enfin, en se recommandant à sa bienveillante et puissante intervention auprès du prince, son époux, on lui rappelait les exemples d'Esther et d'autres femmes pieuses, ainsi que ceux de fidèles qui avaient sauvé les enfants de Dieu persécutés.

La lettre adressée au conseil de son altesse reproduisait les considérations et les prières contenues dans la lettre du duc, avec des développements nouveaux. Elle insistait sur l'obligation imposée aux magistrats chrétiens d'empêcher l'effusion du sang innocent, et sur le compte qu'ils auraient à rendre de leur gestion à Dieu. Elle les invitait à se souvenir de ce que Dieu avait dit et fait pour le sang d'un seul Abel, et à penser à ce qu'il ferait pour le sang d'un si grand nombre de fidèles qu'on persécutait à mort. Ils réclamaient enfin, pour eux chrétiens, isolés dans leurs montagnes, la même tolérance qu'on accordait aux Juifs et aux Sarrasins, au milieu des meilleures villes du Piémont.

Les Vaudois ajoutèrent à cette lettre une apologie ou défense de leur religion, ainsi que de leur conduite présente et passée. Ils y réfutaient victorieusement d'injustes accusations et quelques calomnies. Ils envoyèrent aussi leur confession de foi.

Ce ne fut pas une petite difficulté pour ces hommes voués au mépris, frappés de réprobation, abandonnés d'avance aux exécuteurs de la justice, que de faire parvenir, d'une manière sûre, leur justification et leurs requêtes entre les mains de leur prince et de leur princesse circonvenus. De deux de leurs amis qui s'étaient rendus à Nice à cet effet, l'un, le sire de Castillon, se laissa effrayer par la perspective des affronts et des insultes à endurer. Mais l'autre, Gilles de Briquéras, bien venu auprès du comte de Raconis, ne repartit de la résidence qu'après avoir pu faire parvenir toutes les pièces à la duchesse et obtenu d'elle de les présenter elle-même au duc. Les Vaudois s'étaient aussi recommandés à l'intercession et aux bons offices d'un de leurs seigneurs, le comte Charles de Luserne, seigneur d'Angrogne.

Mais pendant que les députés des Vaudois se rendaient à Nice, puis durant les trois mois qui s'écoulèrent avant que Gilles eut remis les lettres à Marguerite de France, l'état des choses déjà si menaçant empira, et la haine intéressée se fit jour contre les amis de la Bible par des violences. Ce furent d'abord des seigneurs de la contrée qui se firent les agents de la persécution et qui rivalisèrent de barbarie avec l'inquisiteur et ses suppôts. Tandis que le dominicain Jacomel et le conseiller Corbis, établis à Pignerol, signifiaient par lettres aux Vaudois qu'ils eussent à se soumettre à l'Église de Rome et à aller à la messe, et que le comte de Raconis entrait en pourparler à Saint-Jean, en avril 1560, avec les syndics et les ministres, sans autre résultat qu'un échange de paroles, divers seigneurs maltraitaient leurs vassaux et leurs voisins de la religion. Dans la vallée de Luserne, on se plaignait surtout du comte Guillaume qui, avec quelques amis et à la tête de ses serviteurs, arrêtait et dénonçait les Vaudois, surtout ceux de Bubbiana, Campillon et Fenil, qui se rendaient au prêche. Il faisait de cette manoeuvre une spéculation, revendiquant pour sa peine la moitié de l'amende de cent écus d'or, infligée par l'édit à chaque délinquant convaincu de faute pour la première fois.

Dans la vallée de Saint-Martin, deux frères, Charles et Boniface Truchet (2), tourmentaient sans relâche les Vaudois de leur seigneurie de Rioclaret. C'était la haine de la religion évangélique qui les animait. Déjà, durant la domination française, ils avaient fait tout ce qui dépendait d'eux pour empêcher que les services religieux se fissent publiquement. C'étaient eux qui avaient arrêté et livré à l'inquisition le libraire Hector brûlé à Turin. Dernièrement encore, ils avaient, à deux fois, cherché à s'emparer du pasteur. Une première fois, ils l'avaient laissé comme mort entre les bras de ses fidèles paroissiens qui le leur disputèrent ; et une seconde fois, ils l'eussent arrêté dans le temple même, ayant déjà mis la main sur lui, sans la résistance opiniâtre de l'assemblée. L'édit de persécution avait été sollicité par eux. Ils avaient même obtenu permission de lever cent hommes, et de les employer à la soumission des hérétiques.

Or donc, au mois d'avril 1560, ils assaillirent à l'improviste les hameaux de la commune de Rioclaret, épars sur le penchant des monts, ravageant et tuant. Le jour paraissait à peine ; les habitants épouvantés se précipitent hors de leurs maisons, la plupart sans vêtements, jetant des cris d'alarme pour avertir leurs frères, et vont chercher un refuge sur les hauteurs encore couvertes de neige. Le ministre n'échappe qu'avec grande difficulté. Et tandis que la population, chassée à coups d'arquebuse, se consume par le froid et par la faim dans les retraites des bois et des rochers, leurs impies agresseurs se gorgent de biens dans les chaumières abandonnées. Un ministre de la vallée, de retour de Calabre depuis peu, apprenant ce malheur, veut aller consoler ses frères dans la détresse, mais il est reconnu, saisi et conduit à l'abbaye de Pignerol, où Jacomel et Corbis le condamnent au feu, ainsi qu'un autre homme de la vallée de Saint-Martin. Cependant les fugitifs virent poindre la délivrance au quatrième jour; quatre cents de leurs coreligionnaires du val Cluson, soumis à la France, émus de compassion à la nouvelle de leur infortune, passèrent les monts et vinrent se jeter sur la troupe ennemie qu'ils dispersèrent. Les Truchets exaspérés s'en allèrent à Nice se plaindre au duc et réclamer secours. On leur promit tout. On leur accorda aussi de reconstruire le château du Perrier, détruit par les Français, vingt ans auparavant, et d'y tenir garnison. Des circonstances personnelles à ces seigneurs (3) arrêtèrent seules pour le moment l'explosion de leur colère. (GILLES,... chap. XIII, P. 88, etc.)

Vers la fin du mois de juin, Philippe de Savoie, comte de Raconis, haut commissaire, vint pour la seconde fois dans la vallée de Luserne, accompagné du comte de la Trinité, son adjoint. Ayant assemblé les ministres et les syndics, ils leur apprirent que leurs écrits avaient été envoyés à Rome par le duc qui attendait la réponse du pape. Puis s'adressant aux chefs des communes, ils leur insinuèrent que la persécution cesserait aussitôt et que les prisonniers seraient remis en liberté, si les Églises consentaient à écouter les prédicateurs que le duc leur enverrait, et s'ils retiraient à leurs pasteurs le droit de prêcher, pendant qu'on ferait l'épreuve du savoir faire des premiers. Les syndics répondirent sur-le-champ au premier point : que si les prédicateurs proposés annonçaient la pure Parole de Dieu, ils les écouteraient; mais non dans le cas contraire. Quant au second point, ils demandèrent d'y réfléchir jusqu'au lendemain : leur réponse fut qu'ils ne pouvaient faire cesser leurs pasteurs aussi longtemps qu'ils n'auraient pas reconnu que les nouveaux prédicateurs étaient de vrais serviteurs de Dieu et des ministres du pur Évangile de vérité; réponse aussi prudente que sage et digne de magistrats pieux. Ils refusèrent également de renvoyer ceux de leurs pasteurs qui étaient étrangers. Les commissaires du duc exigeant une réponse par écrit à leurs demandes, le conseil des communes s'assembla le 30 juin et la donna rédigée avec toute la fermeté désirable, unie aux formes et aux ménagements dans les expressions que requérait la dignité du prince à qui elle était faite. Le mécontentement des commissaires fut grand. Dans leur colère, ils firent une nouvelle publication des édits, et la persécution se ralluma plus violente que jamais.

Parmi les plus grands ennemis dont les Vaudois eussent à redouter la fureur, il ne faut point oublier les moines de l'abbaye de Pignerol. Non contents de vivre dans l'opulence, ils s'étaient accordé de tout temps la satisfaction, douce à leur coeur, de faire la chasse aux Vaudois. Le moment leur partit unique pour la faire en grand. C'est pourquoi ils prirent à leur solde une troupe considérable de méchantes gens qu'ils lançaient fréquemment sur les évangéliques de la vallée de Pérouse, et de Saint-Germain en particulier, village éloigné de Pignerol seulement d'une lieue et demie.ils ne réussirent que trop bien dans fane de leurs expéditions. Ayant gagné un homme bien connu du pasteur de ce dernier lieu, ils envoyèrent de grand matin, avant le jour, ce traître au presbytère requérir pour un cas pressant le ministère dit fidèle pasteur, qui ne soupçonna le danger que lorsqu'il était trop tard, savoir quand il se vit entoure des sicaires de l'abbaye. Il tenta de s'échapper par la fuite, en même temps qu'il réveillait les villageois par ses cris. Hélas! c'était trop tard ! Il fut atteint, blessé et emmené. Plusieurs de ses fidèles paroissiens le furent avec lui, ainsi que des femmes. Quelques-uns même furent massacrés, en voulant l'arracher des mains des soldats.. Le pasteur fut, quelques jours plus tard, lié sur le bûcher. L'on contraignit même, par un raffinement nouveau de cruauté, et pour le divertissement des spectateurs, les pauvres femmes prisonnières à porter des fagots sur le feu qui consumait lentement leur conducteur spirituel. Nul ne saurait en renseigner aux prêtres de Rome.

La troupe soldée de l'abbaye de Pignerol (de l'Abbadie), forte d'environ trois cents hommes, fit de nouvelles expéditions contre Saint-Germain qu'ils dévastèrent. Ils se jetèrent aussi sur Villar de la Pérouse, qui en est proche, ainsi que sur les villages voisins, Prarustin et Saint-Barthélemi. Ils poussèrent même leurs courses jusqu'à Fenil, Campillon et autres lieux dans la plaine, au débouché du val Luserne. Le pillage était leur oeuvre de prédilection. Les prisonniers qu'ils faisaient étaient pour la plupart envoyés aux galères. À leur approche tout fuyait. C'est à peine si les persécutés osaient faire leurs récoltes. La famine et l'angoisse étaient sur le penchant des montagnes vaudoises qui regarde Pignerol.

Cependant les sicaires des moines allaient à leur tour trouver à qui parler. Les habitants du val Luserne, émus de compassion de la calamité de leurs frères, songèrent d'abord à les protéger, au moyen d'un fort détachement d'hommes armés, qui feraient la garde pendant que les persécutés récolteraient leurs moissons et mettraient ordre à leurs affaires.

Un plein succès couronna leur dévouement.. Mais après leur départ, les courses des pillards recommencèrent, jusqu'à ce qu'un jour des gens d'Angrogne, qui moissonnaient leurs champs sur les hauteurs qui dominent Saint-Germain, ouïrent une fusillade et, aperçurent une grosse troupe d'hommes armés se dirigeant sur le village situé à leurs pieds. Alors, au cri d'alarme de leurs frères, les Angrognins bien armés se précipitèrent dans la plaine, comme une avalanche qui renverse tout sur son passage. Divisés en deux, bandes, tandis que l'une mettait les papistes en faite, l'autre s'emparait à temps du pont sur le Cluson pour leur couper la retraite.

Il ne restait plus à l'ennemi cerné, battu, qu'à abandonner ses morts et ses blessés et à se jeter dans la rivière. Heureusement pour lui que les eaux en étaient basses à cause de la sécheresse de Pété. Plusieurs y périrent toutefois, atteints par les balles qu'on tirait sur eux du rivage. Les Angrognins s'étant comptés, et se trouvant au nombre d'environ quatre cents, eurent un instant l'intention de se porter sur l'abbaye de Pignerol, pour y délivrer leurs frères prisonniers, ce qui eût été très-praticable, comme on le sut ensuite, les moines et leurs gens saisis de crainte ayant en hâte quitté leur couvent pour se réfugier en ville. Mais l'absence d'un chef expérimenté et la prudence les retinrent de s'aventurer au milieu des flots de leurs ennemis acharnés, qui déjà faisaient sonner le tocsin dans lotis leurs villages et aussi à Pignerol.

Les Vaudois de la vallée de Pérouse (rive gauche), soumis à la France, eurent aussi leurs tribulations à cette époque. Ils durent quelquefois, comme leurs voisins, recourir à la force pour se défendre. (V. GILLES,... P. 94 et 95.)

Cependant, le duc et son conseil s'étaient sérieusement occupés des demandes et des représentations que les pauvres Vaudois leur avaient adressées au printemps. Le duc se figurant que sa religion était la bonne et que son excellence pourrait être démontrée par des raisons suffisantes, comme aussi sans doute par l'Écriture sainte à laquelle les Vaudois en appelaient toujours quand il s'agissait de défendre la leur, le duc inclinait pour accorder à ces derniers des conférences dans lesquelles des catholiques éminents par leur savoir démontreraient la vérité de la religion de Rome et l'erreur du culte vaudois (4) Cet avis avait été communique au pape, mais n'avait pas été goûté par lui. Le pontife avait répondu qu'il ne consentirait jamais qu'on mit en discussion les points de sa religion, que les constitutions de l'Église romaine devaient être admises absolument et sans contestation, ni exception, et qu'il ne restait qu'à procéder avec toute rigueur contre les récalcitrants; qu'il consentait à envoyer un légat avec des théologiens pour instruire les repentants et pour absoudre du crime d'hérésie ceux qui abjureraient, mais qu'il n'attendait pas un grand résultat de ce moyen; que le plus expédient, serait de procéder contre eux par voie d'exécution, et même par la force des armes. Il offrait au duc son assistance au besoin.

L'avis du pape fut admis en conseil. On ne le modifia que sur un point. On jugea convenable que le commissaire ecclésiastique cherchât à convaincre les Vaudois d'erreur et à les instruire avant de procéder avec la dernière rigueur. L'on choisit pour cette mission un homme de renom, parmi ses pareils, mais dont le mérite n'égalait pas la réputation, Antoine Poussevin, commandeur de Saint-Antoine de Fossan. Muni de pouvoirs fort étendus, il vint aux Vallées, s'attendant à un triomphe facile. Il prêcha avec fracas à Cavour, à Bubbiana et à Luserne, se vantant beaucoup et vomissant autant de menaces que d'invectives contre les évangéliques. À Saint-Jean, où il avait convoqué les syndics et les ministres de la vallée de Luserne, il crut convaincre les assistants par la Parole de Dieu, en leur démontrant qu'elle fait mention de la messe, dans le mot massah, qui signifie consacrer : il soutint que puisque l'Écriture sainte contient le nom de massah, avec le sens de consacrer, la messe était donc enseignée dans l'Écriture sainte. Les ministres qu'il croyait avoir écrasés et réduits au silence par cette argumentation n'eurent pas de peine à lui prouver que la citation n'était pas exacte; qu'il n'était point parlé de la messe dans le texte sacré; que le mot de massah n'avait point ce sens, et surtout que la Bible n'enseignait point les doctrines figurées ou énoncées dans la messe, la répétition du sacrifice de notre Seigneur, l'adoration de l'hostie, ni tant d'autres erreurs.

Poussevin, qui ne s'était pas attendu à trouver, dans ces ministres méprisés, des connaissances théologiques et bibliques qu'il ne possédait point, renonça brusquement à une discussion qu'il ne pouvait soutenir avec honneur, et emporté par la colère il se répandit en injures et en menaces. Les nobles et les officiers de justice qui l'accompagnaient étaient honteux de son ignorance ; ils étaient aussi profondément humiliés de l'infériorité marquée que cette discussion assignait à leur religion comme à ses prêtres.
Ceci s'était passé dans le courant de juillet et d'août.
Peu après, probablement au commencement de septembre, les Vaudois comprenant quels funestes effets allaient résulter pour eux du rapport que ferait à la cour l'infortuné Poussevin, profitèrent du retour du duc dans le nord du Piémont, pour lui écrire de nouvelles lettres et pour implorer sa justice et sa pitié. Ils s'adressèrent aussi à Renée de France, veuve du duc de Ferrare, princesse éclairée et amie de la réforme, la suppliant d'intercéder en leur faveur, à son passage à la cour de Piémont; mais l'irritation était trop grande en haut lieu. On estimait avoir jusque-là usé d'assez de ménagement envers d'opiniâtres religionnaires. On se crut en droit de les faire abjurer par la force.

Dès le mois d'octobre, le bruit se répandit dans les Vallées que le duc levait et rassemblait des troupes pour en exterminer les habitants. Les Piémontais qui avaient des relations avec les Vaudois pressaient leurs parents ou amis d'abjurer ou de fuir pendant qu'il en était temps encore. Ainsi, le comte Charles de Luserne chercha, par une manoeuvre adroite, à entraîner ses vassaux d'Angrogne dans une criminelle défection, au renvoi de leurs pasteurs, à l'admission de prédicateurs nouveaux et à la célébration de la messe dans leur commune. Une convention était même déjà signée, quand, le peuple reconnut sa faute et désavoua tout ce qui avait été fait.

Il ne restait plus qu'à se préparer à l'orage qui s'amoncelait, qui grondait en approchant et qui allait fondre sur les Vallées. Les pasteurs et les principaux s'assemblèrent à plusieurs reprises et délibérèrent sur ce qu'il était opportun de faire pour éviter la ruine totale dont ils étaient menacés. Et premièrement, convaincus que Dieu seul pouvait les délivrer, qu'en sa miséricorde et en sa grâce était leur seul recours, ils décidèrent de ne donner la main à aucune mesure qui fût préjudiciable à son honneur ou opposée a sa Parole; ils convinrent d'exhorter chacun à recourir sérieusement à Dieu avec une vraie foi et une repentance sincère, ainsi que par d'humbles et ardentes prières. Quant aux précautions à prendre, ils arrêtèrent que chaque famille rassemblerait ses provisions, vêtements et ustensiles et les transporterait, ainsi que les personnes faibles, dans les habitations les plus élevées au pied des cimes et des rochers. Enfin, vers la fin d'octobre, à l'approche de l'armée papiste, on célébra un jeune public, et le dimanche suivant on prit la cène. Dans ce moment solennel, le peuple fut visiblement soutenu d'en-haut. On le voyait résigné aux épreuves dont il plaisait à Dieu de le visiter pour la sainte cause de son Évangile. Dans l'intérieur des chaumières et sur les sentiers des montagnes, dans leurs déménagements, on entendait ces martyrs de la vérité s'encourageant les uns les autres par des discours édifiants et par de saints cantiques.

Quant à la défense, il y eut diversité d'avis. Les uns demandaient qu'on ne fît usage des armes qu'à la dernière extrémité, lorsqu'on serait poursuivi dans les asiles reculés des montagnes. D'autres voulaient une résistance immédiate, alléguant que c'était le pape avec ses satellites plutôt que leur prince qui leur faisait la guerre, puisque, comme on l'affirmait, il entrait pour une grande part dans les frais de l'expédition (5) et que, quant au sang versé, s'il y en avait, le péché devait être imputé, non à ceux qui le répandraient en défendant leur vie, leurs familles et leur religion, mais à ceux qui les attaquaient injustement. Ne vouloir se défendre, disaient-ils, que lorsqu'on serait réduit au dernier asile des montagnes, quand l'ennemi aurait tout pillé et tout détruit dans les hameaux du bas, c'était se perdre sans ressource, puisqu'il ne resterait plus alors aucun moyen de subsister ; ils conjuraient donc de se défendre dès l'entrée des ennemis dans les Vallées, en se confiant en Dieu, le protecteur des opprimés. Cet avis prévalut, et l'on se prépara au combat.

Le 1er novembre 1560, l'armée piémontaise, forte d'au moins quatre mille fantassins et de deux cents chevaux (6), composée en partie d'officiers et de soldats, qui avaient vieilli dans les guerres de leur souverain avec la France, et commandée par le comte de la Trinité, arriva à Bubbiana, terre vaudoise, et le lendemain déjà commença ses opérations dans la vallée de Luserne par une attaque contre les hauteurs d'Angrogne, les plus voisines de Saint-Jean. Les Vaudois n'avaient à opposer à ces troupes aguerries et disciplinées qu'un petit nombre d'hommes, mal armés, sans ordre ni connaissances militaires, n'ayant pour eux, avec le secours d'en-haut, que leur courage, la connaissance des lieux et l'habitude de la montagne. Car, quoique, la population totale des Vallées Vaudoises montât déjà alors à dix-huit mille âmes (7), c'est un fait connu que leurs hommes armés ne dépassaient pas douze cents, et encore ils étaient disséminés à de grandes distances les uns des autres dans leurs trois vallées. À l'attaque des hauteurs d'Angrogne par un corps de douze cents Piémontais, l'on n'avait pu opposer en toute hâte que deux cents hommes. Ceux-ci cependant firent si bien leur devoir que l'ennemi battit en retraite, laissant plus de soixante morts, n'en ayant perdu eux-mêmes que trois (8). Le même jour l'armée occupa la Tour, petite ville en plaine, au coeur de la vallée de Luserne, et peuplée en majeure partie de catholiques. La Trinité en fit réparer le château, situé au nord sur une colline, au débouché de la vallée d'Angrogne et détruit par les Français durant leur occupation. Il y mit une forte garnison qui se distingua par ses cruautés. Il fit aussi occuper le château du Villar, dans la même vallée, celui de Pérouse dans celle de ce nom, et celui du Perrier dans celle de Saint-Martin. Le gros de l'armée était à la Tour, d'où elle pouvait se jeter ait nord sur Angrogne, à l'occident sur Villar et Bobbi, et ait midi sur Bora. À l'orient, Saint-Jean, Bubbiana, etc., étaient déjà occupés.

Le lundi, 4 novembre, la Trinité essaya encore ses forces par une expédition à la Combe, hameau populeux sur la hauteur qui domine le Villar, où les habitants de cette commune avaient retiré leurs familles et leurs biens meubles. Mais ses troupes durent battre en retraite avec perte, ainsi qu'au Taillaret, hameau montagneux au nord-ouest de la Tour. Dans ces combats> les Vaudois avaient fait preuve de capacité militaire, de courage et d'une résolution bien arrêtée de mourir plutôt que de livrer leurs familles à l'ennemi. Le général comprit qu'il avancerait peu, s'il n'appelait à son aide la ruse et la politique. Il avait découvert dans ces montagnards une si grande sincérité et bonhomie, unies à un désir ardent de paix, une ignorance si complète des intrigues, et une confiance si extraordinaire en la bonne foi d'autrui, qu'il vit immédiatement tout le parti qu'il pourrait en tirer. Après avoir employé adroitement Jacomel, l'inquisiteur, et surtout Gastaud, son secrétaire intime qui feignit d'aimer l'Évangile, le comte ne rougit pas de tromper les principaux d'Angrogne appelés auprès de lui, en leur citant de prétendus discours du duc et de la duchesse des plus flatteurs pour eux, mais aussi des plus propres à les endormir, leur laissant entrevoir qu'au moyen de certaines complaisances tout pourrait s'arranger amicalement. Il réussit ainsi à leur faire déposer dans la maison d'un de leurs syndics quelques-unes de leurs armes dont il s'empara, à laisser célébrer, soi-disant pour la forme, une messe dans le temple de Saint-Laurent à Angrogne, et à se faire conduire, lui général ennemi, au Pradutour, forteresse, naturelle, refuge ordinaire en temps de persécution. Certainement les gens d'Angrogne poussèrent un peu loin la confiance ou la simplicité. Enfin, Pour couronner l'oeuvre, il les engagea et après eux les autres communes, malgré l'opposition de quelques hommes clairvoyants et de la plus grande partie des ministres (9), à envoyer les principaux de leurs vallées en députation au duc, résidant alors à Verceil (Turin étant toujours au pouvoir des Français), pour obtenir la paix.

Par cet artifice, le comte de la Trinité atteignit plus d'un but. Il endormait la vigilance de ces pauvres gens; il amollissait leur résolution par l'espérance de la paix; il les privait de leurs meilleurs conseillers et les empêchait de rien faire contre lui, de crainte de compromettre la négociation et même la vie de leurs chefs, actuellement entre les mains des papistes. D'un autre côté, par ces mesures, le comte ne s'était imposé aucune gêne à lui-même et restait libre de ses mouvements comme on put le remarquer bientôt.

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(1) Il est appelé Marcellin , dans une lettre écrite à un seigneur de Genève, par Scipion Lentulus , pasteur aux Vallées a cette époque. (LÉGER,... II ème part, , p. 34.) )
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(2) On prononce Truquet.
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(3) Ils furent capturés par des Turcs sur la mer de Nice puis rançonnés.
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(4) Botta dit lui-même : « Il duca désideroso di non far sangue penso d'instituire un colloquio, per cui sperava di potergli acquistare alla religione dei piu Storia d'Italia t. II, p. 423.)
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(5) Cinquante mille écus par mois et l'abandon de son revenu d'un an de tous les biens ecclésiastiques des états de son altesse. (GILLES,.... chap. XVIII, p. 115.)
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(6) C'est le chiffre qu'en donne le pasteur de Saint-Jean, Scipion Lentulus, dans sa lettre à un seigneur de Genève. (lEGER,... II ème part. p. 35. )
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(7) Voir la même lettre de Lentulus.
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(8) Selon la même lettre.
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(9) Voir la lettre de Lentulus déjà citée.